La Route — 2008

Cet ensemble, constitué d’une photographie de pare-brise cassé et d’un texte, aborde les passerelles possibles entre image et écriture. Par cette confrontation et cet échange, je souhaitais que ces deux formes puissent dialoguer l’une avec l’autre. Non pas de façon illustrative et directe mais par des voies détournées, obliques, pour créer des interlignes, des espaces communs où la fiction et l’imaginaire puissent venir se déposer et se déplacer, autour des thèmes de l’accident, de l’immobilité et de la disparition.

On disait qu’il y avait une route quelque part. On disait aussi qu’elle partait d’une ville dont on avait oublié le nom. Ce qu’on ne disait pas c’est où elle arrivait.

Les cartes de la région avaient presque toutes disparu. Seules dans le noir, les dernières restaient enfermées dans des boîtes. Il y a longtemps, quand elles servaient encore à tracer des directions et à relier des points entre eux, les hommes les utilisaient pour s’orienter et se déplacer. Mais à force de les tenir et de les regarder, le passage du temps et des mains avait lentement effacé leur surface. Les tracés et les repères s’étaient fanés, les lignes et les reliefs décollés du papier. Ces pages blanches étaient devenues des murs, des fresques d’un monde froissé et illisible. Maintenant, pour imaginer le monde, seule restait la parole des pères.

Dehors, les formes avaient elles aussi perdu leurs contours. La neige avait tout recouvert d’immobilité. Un jour elle avait commencé à tomber pour venir ensevelir la terre et sa mémoire d’une épaisse couche de blanc. Elle ne s’était plus arrêtée. Un retour au commencement où les paysages et les légendes devaient s’inventer. Enfermés dans ce pays sans promesse, les gens avaient préféré partir pour conquérir de nouveaux espaces. Abandonner leurs souvenirs à ce presque rien, à cette réalité qui refusait désormais de se montrer. Il n’est pas simple d’entendre et de se résoudre à ce qui nous arrête. Surtout lorsqu’il nous tombe dessus, en silence, dans la douceur d’un flocon.

Au loin, il arrivait de voir des silhouettes sortir de leur refuge. Au milieu de ce nouveau vide, elles avançaient le dos courbé, solitaires, soulevant la neige à la recherche d’un trésor, d’une couleur que cette étendue de poussière blanche avait engloutie. Pour revoir un peu de l’éclat de cet ancien monde, elles ne laissaient derrière elles que des marques insensées, des empreintes de chutes et des histoires suspendues. Sans durée, sans direction. Au bout de leur course, leurs pieds se posaient parfois, par accident, sur une route. Leur corps, blessé et fissuré par la violence du froid, s’engageait alors tout entier vers cet appel, disparaissant sur cette voie à perte de vue, au coeur de tout ce qui a été brisé.

On disait qu’il y avait une route quelque part. On disait aussi qu’elle partait d’une ville dont on avait oublié le nom. Ce qu’on ne disait pas c’est où elle arrivait. En fait elle ne menait qu’à elle-même. Une figure inachevée, un peu plus loin qu’ici.